Auteur : Cymoril
Assis sur mon trône, j'observe le nouveau palais que l’on m’a donné. Froid, glacial, sans vie. Sans doute parce qu’il fallait me mettre dans un décor qui me correspondait. Un lieu fait pour moi, sur mesure, un lieu morne et triste, parfois à la limite du ridicule, comme mes vêtements, comme mes rêves, comme ma vie en somme.
Je suis leur jouet, un personnage passant d'une main à l'autre, celui sur qui la haine ou la pitié de tous doit pleuvoir. Une suite de mots sur une feuille, un homme inventé, un héros de papier. Ils se moquent de ce que je pense, de ce que je suis, de ce que je ressens. Il faut suivre le scénario, faire vibrer ceux qui parcourront le texte.
“ Tiens ! On va lui faire invoquer un démon ! ” “ Si on le faisait assassiner untel ou untel ? Ca mettrait du piquant. ” “ Ou non, tiens, plutôt un viol, c’est plus spectaculaire ! ”
Spectaculaire... que leur importe que je doivent en faire des cauchemars jusqu'à la fin de ma vie ? Suivre le script, provoquer des montées d'adrénaline chez le lecteur.
Les lecteurs… des gamins, tout au plus. Des gosses avides de plonger tête baissée dans les rêves préconçus et les chimères sur mesure concoctés par écrivains de pacotille. Oh ! ils connaissent la formule, ces débitants d'utopie, ils savent quelles sont les cordes à pincer pour faire vibrer un cœur d'adolescent. Toujours les mêmes notes. Et dans l'âme de ces enfants, modelées, taillées, ciselées sur l'établi de ces revendeurs d'illusion année après année, la même mélodie s'élève, affligeante, pesante, lassante. A tel point obsédante qu'ils en deviennent incapables d'en goûter de différentes. Pauvres âmes qui, engourdies par le bruit de la crécelle, n'entendent plus le chant du violon…
Et moi ? Pensent-ils à moi, ces auteurs d'occasion, lorsque leur plume a tracé la dernière ligne de la nouvelle histoire ? Bien sur que non. Pourquoi s’en inquiéteraient-ils ? C’est si facile pour eux. Emprunter un personnage et le faire jouer comme un pantin, jusqu'à ce qu’il s’épuise, jusqu'à ce qu’il en meure… Aussi longtemps qu'ils pourront admirer leur nom, jusque-là inconnu, sur scénario de jeu de rôle ou une couverture de roman, quelle importance ?
Eux, ils vivent la vie qu’ils ont choisie, mais moi je dois leur obéir et me regarder dans le miroir chaque matin sans faiblir. Combien de fois ai-je prié pour que leur plume change le cours de ma destinée ? Jamais ils ne m’ont entendu.
Une fois que la lumière s’éteint et qu’ils abandonnent plumes et clavier, je me surprends à rêver que je vis dans un autre rêve, dans une autre histoire. Mais lorsque je jette un œil sur les prochaines maquettes, je suis toujours le même : le roi fourbe, le sorcier, l'assassin ou le maître chanteur. Si seulement je pouvais leur faire comprendre...
Une nuit, j’ai aperçu un feuillet, froissé dans la corbeille. Comme j’avais l’air heureux sur ce morceau de papier. Un trait rouge le barrait. “ Incohérent ” avait-on écrit dans la marge. Lors des dernières retouches de l'ouvrage, ce passage a été remplacé par une scène de bataille. Je ne suis destiné qu’à l’ordure où l’auteur original a décidé que je pouvais croupir en échange d'un papier intitulé "cession de droits". C’est étrange… je suis pourtant son enfant, il m'a créé, m'a fait vivre durant des années. Pourquoi les laisse-t-il me faire tant de mal ?
Parfois, certains de ces littérateurs accidentels me font vivre une autre histoire, une histoire à eux, mais c’est toujours la même chose, mon rôle ne change jamais. Potiers qui à trop vouloir façonner les esprits ingénus, n'ont pas remarqué que le leur s'était coincé dans le tour ! J’aimerais tant qu’un jour l’un d’entre eux me fasse vivre quelque chose de différent, quelque chose de beau...
J'ai presque envie de rire en écrivant ces mots. Qui serait assez fou pour lire les pensées d’un homme inventé, d’un héros de papier ?
FIN
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