Auteur : Cymoril
Le cadavre d'Elric gisait sur l'herbe calcinée. L'ultime combat entre la Loi et le Chaos s'achevait avec la mort du dernier représentant de la lignée royale de Melniboné. Sur le visage couleur d'ossements, figé pour l'éternité en un masque impavide, la poussière et le sang se mêlaient aux larmes, à jamais taries. Les prunelles purpurines fixaient le ciel azur, où un soleil naissant brillait de sa jeune splendeur, illuminant les vallées verdoyantes entre lesquelles chantaient des rivières enfantées par ce monde nouveau. Stormbringer s'arracha au corps d'Elric avec un soupir sensuel, prit son envol en ricanant et… s'arrêta brusquement. L'épée douée de conscience semblait hésiter, planant au-dessus du cadavre de l'albinos. Comme inspirée par on ne sait quelle fantaisie, elle éclata soudain d'un rire tonitruant et s'élança à travers les nuages, vers une destination que seuls les Dieux devaient connaître.
Dorian, comme il lui arrivait souvent de le faire, alla se recueillir dans le grand amphithéâtre de Tanelorn. Il prit place sur l'un des bancs des pierre, au centre de l'arène, et jeta un regard circulaire autour de lui. Des dizaines de statues, des guerriers pour la plupart, l'observaient entre leurs paupières de marbre. Il avait côtoyé plusieurs de ces personnages à travers ses voyages dans le multivers. Ils étaient ses frères, ses semblables, une partie de lui-même. Ils étaient, comme lui, des incarnations du Champion Eternel. Au premier rang de ces sentinelles silencieuses, les héros formaient un cercle parfait, brisé par un piédestal encore inoccupé sur lequel était gravé son propre nom : Dorian Hakmoon. Les statues qui se répartissaient les cinq autres rangs étaient celles des compagnons et des proches des Champions.
Dorian se leva tendit la main pour frôler la pierre lisse qui lui était destinée. Chauffé par le soleil, le bloc de marbre lui parut brûlant.
"Un avant-goût de l'enfer", pensa-t-il en réprimant un frisson.
Il leva les yeux vers la statue la plus proche et croisa le regard éteint de Corum. Un bandeau, minutieusement reproduit, dissimulait un œil de marbre. A qui appartenait la main qui avait taillé ces traits parfaits ? Il avait aimé Corum… si dur et pourtant si sensible. Un écorché vif. Comme le prince Elric, qui se tenait à sa droite.
"Elric…" pensa Dorian en serrant la main blanche, si semblable à la peau du Melnibonéen. "Tendre Elric… de nous tous, tu as sans doute été le plus malchanceux. Où peux-tu être à présent ? Où serais-je bientôt ?"
Dorian soupira et lâcha la main ivoirine. Si l'âme était immortelle, comme certains le prétendaient, où pouvaient se trouver ses compagnons ? Il se retourna et butta sur le socle d'une autre statue. Erekose. Le regard de Dorian fut attiré par une faible lueur qui palpitait à son flanc droit.
- Mais qu'est-ce que… ? bredouilla-t-il en reculant d'un pas.
Aucune statue n'était armée, il les avait suffisamment observées durant ces dernières années pour le savoir. Mais au côté d'Erekose pendait à présent une épée noire, ses runes flamboyant sous le soleil, soudain maladif. Un cri s'étrangla dans la gorge de Dorian mais il ne pouvait quitter l'épée des yeux. Comment était-elle arrivée là ? Pourquoi ? Des dizaines de questions tourbillonnaient dans son cerveau. Etait-ce un signe ? Etait-elle venue pour lui ? Impossible ! Tout était fini. La boucle avait été bouclée cinq ans auparavant. Le monde avait été libéré du joug de la balance.
L'épée vibra et une sueur glacée coula le long du dos de Hakmoon. Terrifié, incapable de faire un geste, il observa la lame noire sortir de son fourreau minéral et s'élever lentement dans les airs pour s'immobiliser devant lui.
Dorian avait la gorge nouée et ses entrailles se tordaient comme des serpents.
- Grands Dieux, non… gémit-il. Pas comme ça. Pas de cette mort là…
L'épée était maintenant enveloppée d'une brume noire, une brume qui semblait petit à petit prendre forme. Une forme humaine.
- Dieux tout puissants, aidez-moi, si vous existez encore…
Mais ce ne fut pas les Dieux qui répondirent à son appel désespéré. Un éclair jaillit du maelström nébuleux et Dorian poussa un cri en protégeant son visage de ses deux bras repliés. Lorsqu'il les baissa, un être pale lui faisait face. Interloqué, il recula d'un pas pour l'observer, à peine capable de tenir sur ses jambes flageolantes. Tout de noir vêtue, l'étrange créature souriait. Ses traits avaient la délicatesse d'une sculpture d'albâtre et ses grands yeux l'aspect instable du mercure. Dorian eut la désagréable impression de les reconnaître sans pouvoir mettre un nom où un lieu sur ce visage inhumain mais il était certain d'une chose : il devait le craindre. La créature exsudait de danger comme un pin la sève.
- Bonjour Dorian.
La voix argentine tinta aux oreilles du Champion mais les lèvres pales ne semblaient pas avoir bougé.
- Qui... qui êtes-vous ?
- Tu ne me reconnais pas ? susurra la créature. Nous avons pourtant vécu quelque temps ensemble.
- Répondez-moi !
L'éclat soudain amusa l'apparition et Dorian se sentit plus vulnérable que jamais.
- Qui je suis ? J'ai été mille choses sans en être aucune. Appui pour les uns, désespoir pour d'autres. Je suis les plus profondes peurs de chacun d'entre vous. (La créature désigna les statues qui l'entouraient d'un ample mouvement circulaire) J'ai été votre force et votre malédiction, celui sans qui vous ne croyiez pouvoir vivre. J'ai été ce à quoi vous vous attachiez parce que vous étiez trop faibles pour comprendre que je n'étais que le fragment le plus sombre de vous mêmes. Il vous était plus facile de me considérer comme une entité à part plutôt que de faire face à vos propres démons. Je suis le réceptacle de toutes vos craintes et de toutes vos erreurs. Voilà qui je suis.
- L'épée noire... chuchota Dorian.
- Une arme, un bijou, un être de chair et de sang. Quelle importance ? La forme est peu de chose, je ne suis que ce que les hommes ont fait de moi. Des noms ? J'en ai porté des milliers. Peut être Stormbringer est-il celui que je préfère car c'est sous ce nom que j'ai rencontré celui pour qui j'ai le plus d'affection.
- Stormbringer...
- Oui Dorian. Stormbringer. (La créature sembla se perdre dans d'agréables souvenirs) Jamais je n'ai eu de plus doux compagnon qu'Elric… Il était mon ami, mon amant... mon frère.
- Comment oses-tu ? cracha Dorian. Tu l'as brisé ! Tu l'as tué !
- Oui. Et c'est pour cela que je suis ici aujourd'hui.
- Laisse Elric reposer en paix et va-t-en !
Stormbringer plissa les paupières.
- En paix ? Crois-tu ? Elric et tous ceux qui ont péri par moi sont ici, murmura Stormbringer en posant la main sur sa poitrine. Leur âme est avec moi, en moi.
Dorian secoua la tête.
- Tu n'as plus de raison d'être ! Ton âge est révolu ! Oublié ! C'est moi que tu viens chercher, n'est-ce pas ? C'est pour cela que tu es là ?
- Le temps est une conception bien hasardeuse. Le multivers est bien plus compliqué que tu ne l'imagines et le temps d'Elric est là, à un souffle, un pas de fourmi. Oui, tu as raison, je n'ai plus de raison d'être et c'est pourquoi je suis là.
- Cesse ces devinettes !
- Impatient Dorian… Soit. Je vais te répondre. Le Champion éternel est une seule et même entité morcelée dans des êtres différents mais malgré tout semblables. Vous formez une lac dont tu es la goutte ultime, un grand tout qui n'attend plus que toi pour être au complet.
Dorian hoqueta et recula.
- Tu veux mon âme… Tu es le réceptacle des parts qui composent le Champion éternel et seule mon âme manque pour former l'unité parfaite. Tu veux me tuer !
- C'est une façon de voir les choses. Chacun de vous porte en lui une partie des autres et il faut réunir la totalité de vos âmes pour que le lac donne naissance à des rivières parfaitement distinctes.
Dorian recula encore et secoua la tête.
- Jamais…
- Dorian, insista Stormbringer, tu portes en toi une part d'Elric, une part d'Erekose, une part de chaque Champion et le seul moyen de faire de vous tous des entités différentes est de vous réunir pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Oui, je veux te tuer. Mais seulement pour vous rendre ce qui vous revient de droit.
Dorian ricana.
- Mensonge ! Pourquoi ferais-tu une chose pareille ? Je veux vivre ! Vivre, tu entends ? J'ai mérité de vivre en paix !
- Tu vivras en paix mais il faut faire vite. Mon temps est révolu, Dorian. Le jeu est terminé et je suis heureux d'y avoir participé mais on se lasse tout et il est l'heure pour moi de partir. J'ai d'autres jeux à diriger. D'autres mondes à hanter.
- Alors va-t-en ! Va-t-en et ne reviens jamais !
Stormbringer sourit mais c'était un sourire presque tendre.
- J'aimerais le faire, Dorian, mais je ne le puis. Pas avec vous tous. Je ne peux pas vous emmener là où je vais… c'est trop loin. Je ne peux pas vous garder en moi… c'est trop lourd. Fais moi confiance, Dorian. Aide moi à faire de vous ce que vous avez toujours voulu être : des êtres à part entière et non des morceaux d'autres êtres. Refuse et je vous abandonnerai là où je devrais le faire… mais je doute que cet endroit vous plaise.
- Monstre…
- Moi ? Ou toi ? Qui fait preuve d'égoïsme en ce moment même ? Pas moi, Dorian.
Dorian était au bord du gouffre, sa raison lui ordonnait de tourner les talons mais son cœur s'y refusait.
- Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? J'ai une femme et des enfants et tu voudrais que je me sacrifie maintenant ? Qui me prouve que tu dis la vérité ? Quel imbécile ferait une chose pareille ? Se sacrifier ainsi pour une cause dont il ne connaît pas l'issue en acceptant peut être une éternité de souffrances ?
Stormbringer se tourna vers la statue d'Elric et Dorian baissa les yeux.
- Cet imbécile là l'a fait. Il a donné sa vie pour que d'autres puissent vivre en paix. Il n'a pas connu un centième du bonheur que des millions d'hommes ont vécu grâce à lui. Rends-lui la paix, Dorian, à lui et à tous les autres.
Dorian fixa Elric et se tourna vers Stormbringer.
- Mourir... murmura-t-il. C'est ce que tu proposes ? Mourir pour que leur âme repose en paix et que tu sois libre de partir ? Je crois que je n'en ai pas le courage... désolé. Plus maintenant.
- Je te jure que tu leur donnera bien plus que cela.
- Que veux-tu dire ?
- Accepte mon offre et je te donne ma parole que tu ne le regretteras pas.
- Je n'ai pas confiance en toi.
La créature émit un rire grinçant qui ressemblait aux grains de sable que l'on roule sous une semelle.
- Moi non plus je n'ai pas confiance en moi, Dorian. Mais cela, je sais que je peux y arriver. Ne serait-ce que pour faire un pied de nez au destin. Pour clôturer le jeu à ma manière. Pouvoir, au moins une fois, faire ce que j'ai envie de faire.
Dorian sentait sa raison vaciller. Avait-il le droit de refuser la paix à ses frères ?
- Maudit sois-tu...
Le cœur de Dorian venait de choisir pour lui et Stormbringer ne s'y trompa pas. Un sourire sur les lèvres, la créature posa deux doigts sur son front et Dorian sentit son âme aspiré hors de lui. Il hurla comme jamais il n'avait hurlé. C'était une douleur qu'il n'aurait jamais imaginé.
- Dieux ! NOOOOOON !
Il tomba à genoux et s'effondra.
Stormbringer enjamba le corps sans vie, se plaça au centre de l'amphithéâtre et éclata de rire en levant les bras vers le ciel.
- Vous avez perdu ! cria-t-il au soleil. J'ai gagné et vous avez perdu ! Dieux du multivers, vous n'êtes que des sots ! Stormbringer a gagné la partie ! J'ai gagné !
De ses lèvres entrouvertes sortirent de petites sphères lumineuses avec lesquelles il jongla un instant.
- Allez, murmura Stormbringer. Montez, volez et retournez auprès de celui à qui vous appartenez.
Obéissant à la voix argentine, les sphères vinrent se placer au dessus de chaque statue et du corps de Dorian. Stormbringer tapa dans ses mains et elles disparurent, se fondant dans le marbre ou la chair.
- Libre… murmura la créature. Je suis libre !
Les yeux de Dorian s'ouvrirent soudain. Il n'était pas mort ? Comment ? Il avait senti son âme le quitter et voilà qu'il revenait à la vie... Il se redressa, le cœur battant, et tourna la tête en tout sens. Stormbringer se tenait au centre de l'arène et riait comme un dément.
- Stormbringer... Que… qu'as-tu fait ?
- Regarde en toi-même ! Tu trouveras la réponse.
Dorian allait répliquer lorsqu'il prit conscience que quelque chose n'allait pas. Une sensation qu'il ne connaissait pas. Une légèreté de cœur qu'il n'avait jamais connue, l'impression qu'il était unique. Un sentiment de liberté à donner le vertige.
- Que se passe-t-il ? murmura-t-il.
- Regarde, répondit Stormbringer en désignant les statues de marbre, ne t'avais-je pas promis que tu leur apporterais bien plus que la paix ?
Pétrifié, Dorian vit les statues des différentes incarnations du Champion Eternel briller d'un feu intérieur qui menaçait de faire éclater la pierre. Sous son regard stupéfait se produisit alors l'impensable.
- Impossible… bredouilla-t-il.
La matière inerte, prenait vie. Le marbre palpitait et devenait chair…
- Rien n'est impossible, Dorian, murmura Stormbringer. Rien.
La statue d'Elric, devant laquelle Dorian se tenait, s'anima brutalement et ses yeux pourpres le fixèrent un moment, perdus. Lorsqu'il tomba en avant Dorian le rattrapa et se tourna vers Stormbringer, qui semblait perdre de sa consistance.
- La vie Dorian, chuchota l'épée noire.
- Stormbringer ? murmura Elric.
Chaque Champion descendit de son piédestal de marbre et se rassembla auprès d'Elric et de Dorian, le regard vide et l'esprit embrumé. Où étaient-ils ? Que s'était-il passé ? Derrière eux, les statues de leurs compagnons disparurent, abandonnant derrière eux des socles vides.
Stormbringer sourit. Il était presque invisible à présent.
- Je n'ai plus beaucoup de temps, dit-il, vos compagnons sont retournés dans vos mondes respectifs, à l'époque où chacun de vous m'a rencontré. Les portes temporelles qui y mènent resteront ouvertes trois jours et trois nuits. (Les champions échangèrent des regards incrédules) Je vais disparaître. Ce monde n'est plus le mien. (Il tendit à Elric un épais grimoire relié de plaques de métal noir qui sembla se matérialiser sous ses yeux) Ceci est mon ultime cadeau pour m'avoir permis de vivre à travers vous au fil des siècles, faites-en bon usage.
Avant que l'un d'eux n'ait put prononcer un mot, il avait disparu.
Dorian aida Elric à ouvrir le grimoire et un cri s'étrangla dans leur gorge.
- Non… murmura l'albinos d'une voix brisée. Par Arioch ! Non… Il n'avait pas le droit !
- Oh Dieux ! gémit Dorian. Qu'ai-je fait… qu'ai-je fait…
Erekose lui prit doucement des mains et lut les premières lignes. Les autres le considérèrent avec anxiété.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Corum, qui s'était approché.
- Il s'agit de notre destin à tous, répondit Erekose, la gorge nouée. Ce sont les chroniques de l'épée noire, le destin du Champion Eternel. Tout est à recommencer. (Sa voix se brisa en un sanglot étouffé) Malédiction ! Les jouets du destin ! Voilà ce que nous sommes ! De simples jouets !
Corum hoqueta.
- C'est impossible !
Erekose sourit, désabusé.
- Malheureusement, si. Nous allons retourner dans nos mondes respectifs et revivre notre vie de combats mais cette fois-ci en connaissant notre destin et son lot de souffrances. Qu'avons-nous fait pour mériter cela?
Corum lui arracha le grimoire des mains et commença à lire au hasard.
"Le prince Elric se tenait à la proue du navire amiral, Melnibonné était..."
Il s'arrêta brusquement, sauta plusieurs pages et éclata de rire.
Elric lui jeta un regard meurtrier. Sans cesser de rire, Dorian lui tendit le grimoire et le visage de l'albinos se décomposa.
Erekose se pencha vers lui et feuilleta le grimoire à nouveau.
- Par tous les Dieux !
Il laissa choir le précieux ouvrage sur le sol. Elric le ramassa et le serra contre lui.
- Pourquoi ? murmura-t-il. Pourquoi as-tu fait cela Stormbringer ?
"Le destin n'est qu'un chemin où chacun peut emprunter les sentiers qu'il désire..." répondit une voix dans le ciel. "Il est comme moi. Il peut être tout ou n'être rien. C'est ce que vous en faites qui compte..."
La pression des mains d'Elric s'accentua sur le dernier présent de Stormbringer : "Les Chroniques de l'Epée Noire". Le livre de leur destin à tous qui ne contenait plus que des pages blanches…
FIN
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