Auteur : Cymoril
Rackhir se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Depuis qu’il était arrivé à Tanelorn, Elric semblait de plus en plus désemparé. L’archer rouge avait pourtant espéré que cette courte trêve lui aurait permis de retrouver un peu de la paix à laquelle il aspirait tant mais il devait se rendre à l’évidence : Tanelorn n’était pour l’albinos qu’un tourment supplémentaire et il souffrait de son immobilité.
Il entendit des pas dans le couloir et tendit l'oreille. Sans doute Tristelune était-il allé choisir quelque ouvrage dans sa riche bibliothèque. Depuis quatre jours, le petit homme dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main avec un plaisir non dissimulé. Si seulement Elric pouvait trouver lui aussi une occupation qui lui fasse oublier ses pensées morbides...
Un idée pour le moins saugrenue vint alors à l’esprit de Rackhir, qui se redressa sur son lit.
- Pourquoi pas, après tout… murmura-t-il avec une moue espiègle.
Voici près d'une semaine que ses amis étaient là et ils n’avaient pas quitté sa maison. Certes, faire la tournée des tavernes n’était pas une occupation particulièrement distinguée mais ce serait une occasion pour Elric de se changer les idées et, qui sait, de rencontrer quelques uns des nombreux voyageurs qui passaient par Tanelorn. De plus, l'archer avait envie de se retrouver un peu seul avec l’albinos. Non que Tristelune soit d’une compagnie désagréable, loin s'en fallait, mais il partageait avec le jeune melnibonéen une complicité particulière. Si lui et Elric partaient maintenant, ils seraient de retour avant l’aube et Tristelune ne s’apercevrait de rien.
Sans réfléchir d’avantage, l’archer rouge enfila ses braies, une tunique et sortit dans le couloir à pas de loup. Il se dirigea vers la chambre qu’il avait réservée à Elric et gratta discrètement à la porte, se mordant la langue pour retenir un petit rire. Rackir avait l’impression d’être redevenu un écolier qui s’apprête à faire l’école buissonnière.
Pas de réponse.
Il tourna la poignée, poussa le battant et pénétra discrètement dans la pièce. Aussitôt, cet étrange parfum de santal, si particulier à Elric, lui chatouilla les narines. La nuit était fraîche et l’albinos avait dû fermer la fenêtre. L’air semblait chargé de sa présence comme si l'on avait allumé de l’encens dans la pièce. Rackhir en inspira les effluves en souriant. Il avait cru, au début, que cette odeur était due aux drogues et aux herbes séchées qu’Elric transportait pour ainsi dire en permanence mais il s’était vite aperçu que ce parfum provenait de la peau même du melnibonéen.
Il s’approcha de l’immense lit à baldaquin, qui trônait au milieu de la chambre.
Le sommeil d'Elric semblait paisible mais le désordre des draps convainquit Rackhir que ses rêves n’avaient rien eu de serein. L'expression du dormeur était pourtant détendue. Le Melnibonéen reposait sur le dos, bras écartés et un genou replié. Sa respiration était calme, régulière, et l'archer fut saisi par la sérénité de ses traits. Il fit un pas de plus en direction de la couche. La lumière de la pleine lune qui filtrait à travers les rideaux donnait à la peau d'Elric un aspect blême et glacial. N’eut été sa poitrine qui se soulevait lentement, on aurait pu le prendre pour un cadavre et cette expression détendue, qui lui ressemblait si peu, ne faisait qu’ajouter à l’illusion. Mais autre chose frappa aussi Rackhir : la jeunesse d’Elric. Habitué qu’il était à le voir torturé et morose, il ne s’était jamais aperçu que, sous ce masque austère, se cachait un jeune homme. Quel âge devait-il avoir ? Vingt huit, trente ans tout au plus... Pourtant, à chaque fois qu’il avait regardé le Melnibonéen, il lui avait semblé voir l'un de ses aînés. Dire que c’était lui qui avait dix ans de plus…
Intrigué, l'archer prit place sans bruit dans le fauteuil, à la tête du lit, et en ressentit une obscure culpabilité, due probablement au fait qu’il n’avait jamais été vraiment attiré par les femmes. Il se sentit redevenir un petit garçon qui regarde par le trou de la serrure en espérant surprendre une servante dévêtue. Certes, Rackir n’avait jamais été insensible à la beauté de son ami, il fallait être aveugle pour ne pas la remarquer, mais il n’aurait jamais cru qu’elle pouvait prendre une forme aussi… innocente ? Oui, c’était bien cela. Le voile terne de la souffrance envolé, Elric redevenait ce qu’il aurait toujours dû être, si le destin ne s’était pas joué aussi cruellement de lui : un jeune homme.
Rackir tendit la main et, sans le réveiller, écarta une mèche blanche du visage éburnéen. Les plis soucieux de la bouche et de front s’étaient effacés et la peau semblait lisse et douce comme celle d’une pêche. Sa longue chevelure laiteuse était étalée sur l’oreiller, s’entremêlant à ses doigt, si fins que Rackhir crut pouvoir les briser d’une simple pression. Les mains d’Elric l’avait toujours intrigué. A chaque fois qu’il le voyait empoigner son épée, il pensait que le Melnibonéen ne pourrait jamais la tirer. L’archer rouge avait rencontré peu de femmes ayant de telles mains. Finesse qu’accentuait la longueur peu commune des doigts et des ongles translucides.
Les paupières d’Elric frémirent et il tourna légèrement la tête, faisant sursauter Rackhir. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui raconter s’il le trouvait en pleine nuit, assis à son chevet en train de l’observer ? L’archer sourit et se laissa charmer par la vision qui s’offrait à lui. Il se prit à sourire en s’apercevant qu’il lui aurait été difficile de qualifier ce qu’il voyait par un autre terme que « frimousse ». Elric possédait un délicat visage ovale terminé par un petit menton aigu que soulignaient de minuscules oreilles pointues et de fins sourcils obliques. En comparaison de son visage, ses yeux en amande paraissaient immenses. Rackhir admira le petit nez droit et les lèvres entrouvertes, fines et élégamment ourlées, entre lesquelles il entrevoyait la pointe d’un langue à peine teintée de rose. Un tel visage aurait fait les délices d’un peintre…
Presque par mégarde, les yeux de Rackhir glissèrent sur la fine colonne du cou et s’arrêtèrent sur sa poitrine, à demi couverte par le drap. Vêtu, Elric donnait une impression de maigreur extrême mais à le voir nu, l’archer s’aperçut que cette minceur était due à la finesse de ses os et de ses articulations. Sur son torse courrait une musculature ferme et bien dessinée, que faisait ressortir la pâleur de sa peau. Les pectoraux saillants s’ornaient de deux petits grains tendres d’un rose très pâle, tranchant à peine sur la peau glabre et aussi appétissants que les grains d'une grenade.
Comme si un sixième sens l’avait averti qu’une paire d’yeux courraient indiscrètement sur sa peau, Elric se retourna en ramenant le drap sous son menton. Rackhir soupira.
"Une autre fois... peut-être... peut-être oserais-je. Qui sait…"
Il se leva sans bruit et sortit de la chambre en refermant doucement la porte. Il regagna sa propre chambre et les lattes de bois du plancher semblèrent grincer plus bruyamment que d’habitude. Avec un juron, l'archer s'allongea sur son lit tout habillé et croisa les mains derrière sa tête, pensif.
"Et si j'avais osé ? Que se serait-il passé ?"
Lorsqu’on frappa à sa porte, son cœur bondit dans sa poitrine. Le battant s’ouvrit avec une lenteur angoissante et la tête de Tristelune apparut dans l’entrebâillement.
- Oh, c’est toi... murmura Rackhir.
Le petit homme leva un sourcil et sourit.
- Ta déception fait peine à voir, Rackhir !
L’archer se sentit rougir et détourna le regard, gêné.
- Tu n’arrive pas à dormir, Tristelune ?
- Je ne suis apparemment pas le seul. Je t’ai entendu marcher dans le couloir.
Rackhir grimaça.
- Comment sais-tu que c’était moi ? Il aurait pu s’agir d’Elric.
Tristelune eut un rire doux.
- Nos pas sont un bruit de tonnerre. Lui, il est comme l’air...
Rackhir s’étonna de la douceur qui perçait dans sa voix. Il revit la peau pale et les cheveux argentins à la lumière de la lune et se prit à sourire.
- Tu as raison. As-tu trouvé quelque chose d’intéressant dans la bibliothèque ?
Tristelune lui tendit un livre blanc.
- Oui. Un grand philosophe ce Karandilus.
- Et que nous dit-il de si intéressant ? demanda Rackhir en prenant le mince ouvrage.
- Qu’il ne faut pas s’offrir des souvenirs au dessus de ses moyens, murmura mystérieusement Tristelune. Tous les fruits ne sont pas là pour être cueillis. Bonne nuit Rackhir.
Il quitta la pièce avec un sourire espiègle et l’archer rouge sentit sa gorge se nouer en lisant le titre de l’ouvrage.
- Mon bon Tristelune... chuchota-t-il. Tu es vraiment déconcertant.
Il posa l’ouvrage sur la table de chevet et relut le titre avec un arrière goût amer : « L’argent et l’albâtre ».
Il était des trésors que nul métal ne pouvait acheter...
FIN
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