Mersati 48ème : la reine exilée

Auteur : David Calmejane

Cette nouvelle correspond  à l'Annexe 3 du Scénario La Femme de l'Ombre.

 

L'assassin

Dromar était enchaîné dans une pièce sombre et froide au relent de cachot. Ses mains étaient clouées au mur et la douleur lancinante que lui procurait ce supplice le maintenait éveillé, lui interdisant tout repos. De ses lèvres recouvertes d'un morceau de métal, ne surgissait qu'un murmure plaintif et continu. Il ne pouvait ni bouger, ni parler, ni se réfugier dans ce monde sans douleur que lui aurait procuré le sommeil ou la mort... De ses yeux embués par des larmes maintenant séchées, il discernait vaguement la silhouette inhumaine de son geôlier rangeant silencieusement son matériel de torture. Son habileté ne laissait filtrer aucun bruit, tout n'était que silence... Il s'abandonna alors à une inquiétude tenace. Qu'étaient donc devenues sa femme et sa fillette ? Quel supplice ces monstres leur faisaient-ils subir ? Il pensait au pire et une nouvelle larme salée perla lentement au coin de son oeil encore valide. Lui et sa famille ne faisaient pourtant que voyager, ils n'avaient fait de mal à personne et avaient toujours été d'honnêtes gens. Ils ne songeaient qu'à s'installer dans le fertile pays de Shaazar, y construire une petite ferme, prendre un nouveau départ et mener une vie simple et heureuse. Mais le raid de ces démons avait coupé court à tous leurs rêves de bonheur... Qu'attendaient-ils pour le tuer et offrir son âme à leurs dieux impies !

L'homme sortit lentement de la salle et laissa entrer à force de courbettes ce qui semblait être une femme accompagnée d'un enfant, son enfant. Elles s'approchèrent de lui dans un froissement de robes. La fillette pleurait à chaudes larmes tout en restant silencieuse, tenaillée par l'horreur et la peur. La dame le regarda d'un oeil froid et calculateur. Elle devait être belle mais tant de choses chez elle étaient inhumaines, sa façon de bouger, son port, son regard... Après quelques secondes d'observation, elle se mit à caresser les cheveux d'Elhana, non pas avec le regard attentif d'une mère mais avec celui d'un prédateur. Elle se tourna ensuite vers lui et le fixa sans rien dire, lassant planer une menace indistincte sur le sort du frêle enfant. Sa menace non exprimée était pourtant claire et lourde de sens.

« Bien, je remarque que je dispose de toute votre attention, dit-elle avec un fort accent.

- Je vais être très claire. Je peux rompre le coup de votre engeance dès maintenant si l'envie m'en prenait. Sa vie ne m'importe que peu, tout comme celle de sa mère.

- Je peux épargner son existence et la prendre à mon service comme esclave. Elle sera nourrie et vivra. Mais je peux aussi la confier aux bons soins de notre maître des tortures. Il adore les enfants et je puis vous dire que ce n'est pas par instinct paternel.

- Je reviendrai vous voir et j'aurai un service à vous demander. J'espère que vous ne commettrez pas l'erreur de refuser ma proposition. Méditez bien sur ces quelques paroles. »

Dame Mersati prit le chemin du retour vers ses appartements. Ses pas résonnaient dans les couloirs glacés du palais impérial. Elle paraissait satisfaite, à un tel point que quelques paroles lui échappèrent. " Pauvre petit pion, tu ne sais rien du rôle si important dont tu as été investi. De toi et de ta compassion dépendent ma destinée et celle de notre Empire tout entier." Elle s'arrêta alors brusquement, scruta alentour s'assurant qu'aucune indiscrétion n'ait été commise, puis reprit sa marche...

La cible

Le marché avait été passé. Dromar avançait selon les instructions qu'on lui avait donné, dans les couloirs sombres et sinueux du palais impérial. Il portait un uniforme d'esclave, laissant apparaître son torse meurtri, enveloppant juste son bas ventre. Une lame effilée et sans garde avait été dissimulée soigneusement contre sa fesse gauche. A chacun de ses pas, elle le tailladait lui laissant échappé de temps à autre un hoquet de douleur. Il pressa le pas vers les cuisines se sentant épié. Il ne fallait pas qu'il puisse se perdre dans de sombres pensées, il avait sa part de marché à accomplir, la vie de sa fille en était la contrepartie. Même si lui mourait certainement, sa jeune fillette, elle au moins, survivrait. Il continua donc son trajet sans se poser de questions.

Arrivé aux vastes cuisines de palais, il chercha du regard le plateau qui y avait été déposé à son attention. Tout avait été prévu, il se trouvait seul dans cette vaste pièce, les esclaves et cuisiniers en avaient été écartés pendant un moment. Un plateau supportant une théière fumante attendait à quelques pas de lui. Des coupes y étaient disposées. Il ne lui restait plus qu'à attendre. L'empereur de Melniboné prenait cette boisson chaude tous les jours à la même heure. Tout était prêt et le poison avait déjà était dilué dans le liquide fumant d'une douce odeur âcre. Il était inodore et incolore, la cible mourrait instantanément... Il avait peur car jamais encore il n'avait donné la mort à quelqu'un. Cette fois-ci, il fallait se donner du courage et songer au visage de sa fille dans les mains de cette femme inhumaine. Quelles affreuses souffrances allait-elle subir s'il échouait ?

Dromar sortit de sa rêverie au moment où la cloche sonna. L'heure était venue d'accomplir son méfait, de vouer à jamais son âme aux forces des ténèbres. Il avança d'un pas franc et régulier en direction des appartements qu'on lui avait indiqués. Le rythme de sa marche l'aidait grandement à se concentrer sur le plan qui avait été fixé pour lui. Lorsque le poison aurait fait effet, la dague qu'il portait lui servirait à se donner la mort, lui épargnant ainsi les tortures de l'interrogatoire qui en aurait suivi.

L'Empereur

« Messire, je n'ai pas que de bonnes nouvelles à vous annoncer. Comme vous le savez nos forces sont maintenant fort affaiblies depuis de notre victoire sur le Dharzi. Aussi dans certaines contrées fort éloignées de notre terre, des bandes d'esclaves semblent s'agiter. D'après les rapports qui m'ont été envoyés récemment, des melnibonéens ont été assassinés dans les pays de Vilmir, Shaazar et Tarkesh. J'ai bien peur que ces humains amorcent un mouvement de révolte massif, Monseigneur.

- Il semblerait, Edwyn Tvar, que les oracles aient eu raison. Notre empire se désagrège de lui-même. Nous ne sommes plus assez nombreux maintenant. Même si les humains nous sont inférieurs, ils nous sont largement supérieurs en nombres. Leurs facultés de reproduction sont incroyables. Peut-être faudrait-il abandonner certaines places fortes et nous concentrer sur une portion de notre empire moins importante.

- Mais Monseigneur, ces territoires sont essentiels pour l'Empire. Shaazar et Vilmir sont des régions riches et nous fournissent ce qui nous manque. Pensez à tout ce que vous et vos ancêtres avaient bâti.

- Oh ! , mais je vous comprends tout à fait, nous ne pouvons bien sûr tout abandonner comme cela à ces barbares. Cependant nos oracles ne peuvent se tromper, notre bel Empire tombera un jour et je plains celui de mes descendants qui aura la charge impériale le jour de sa destruction... Mais laissons cela de coté, notre thé arrive. Je vous conseille de le savourer car c'est peut-être l'une des dernières fois que nous buvons cet extrait d'herbes odorifères de Vilmir. »

L'Echec

Mersati attendait patiemment son heure. Son faible mari devait être mort à l'heure qu'il est. Elle riait intérieurement et voyait l'Actorios à son doigt. Elle voyait la foule l'acclamer, les esclaves chanter de leur voix transformée. Elle voyait son armée en marche, survolée par le noble dragons au service de sa patrie. Elle voyait le sang des rebelles couler, leurs maisons brûlées et l'Empire de Melniboné plus florissant encore sous son égide et celle de sa déesse Xiombarg... Mais sa servante importune la sortit de ses rêves de gloire, Edwyn Tvar demandait à la voir. Le moment était enfin venu pour elle de jouer les femmes éplorées.

« Madame je suis venu vous annoncer une bien triste nouvelle. Votre époux et Empereur Aedric est décédé, il y a de cela quelques minutes. Le médecin n'a rien pu faire. Il semble avoir été empoisonné.

- Par Xiombarg ! Tvar qu'est ce donc ! Ce n'est pas possible, mon cher époux a été assassiné sous son propre toit ?!

- Je crains fort que oui madame. Il gît sur son lit de mort.

- Menez-moi à lui Tvar ! Je dois le voir, je dois voir mon époux ! »

Ils sortirent rapidement des appartements de Mersati. Cette dernière suivait le général Tvar. Elle ne put s'empêcher de penser à ce bel homme tout en le suivant. Qui sait peut-être en ferait-elle son amant une fois qu'elle serait impératrice ? Arrivés devant les appartements d'Aedric, elle put voir qu'un certain nombre de notables étaient là. Déjà les charognards se précipitaient et se montraient, bientôt ils seraient tous à ses pieds. Ils s'étaient rangés tel le bétail obéissant autour de la dépouille de l'Empereur. Il gisait là, dans son lit, le teint pâle, les yeux fermés. Sur sa peau blanchâtre seul l'Actorios rayonnait de sa couleur pourpre. Il n'existait pas de magie aussi puissante que celle qui était liée à ce bijou. Depuis des millénaires, les Empereurs successifs de Melniboné se le transmettaient. Mais aujourd'hui, il reviendrait à l'Impératrice Mersati, qui deviendrait alors Régente de l'Empire.

Elle s'avança solennellement vers la dépouille de son époux. Tous la regardaient. Elle se pencha délicatement vers ce corps sans vie et déposa un baiser empli de haine sur son front. Elle fit alors glisser sa main le long de son bras gauche pour en arriver à la main glacée d'Aedric. Elle sentit alors la gemme palpiter sous ses doigts fins et sensibles. Il dégageait une chaleur douce et amicale, il était fait pour elle. Elle commença alors à retirer l'anneau portant l'Actorios du doigt du défunt. Les notables firent silence en cet instant si important. La transmission de l'anneau du pouvoir était le symbole de la passation de pouvoir. Mais tous eurent un regard horrifié lorsque le cadavre saisit le poignet de Mersati avec une vigueur insoupçonnée...

Sa main était prise par celle de son époux, ses yeux la regardaient avec une rage absolue, son poignet se brisait sous la pression... Elle céda à un cri de douleur : « Aedric... ah... je ». L'Empereur de Melniboné prononça alors ces paroles qui n'eurent de sens que pour quelques intimes : « Je ne prends jamais de sucre dans mon thé ! »

Le châtiment

« Dame Impératrice de Melniboné. Vous avez été reconnue coupable de tentative de meurtre sur votre propre époux l'Empereur Aedric de Melniboné ainsi que de haute trahison. De part le témoignage apporté par votre esclave avant qu'il ne meure sous la torture, aucun doute ne subsiste en ce jour. Aussi moi, Aedric, Empereur de Melniboné vous condamne, non à la mort, mais à un exil définitif de notre île. Vous serez emmenée jusqu'aux confins de l'Empire et y resterez jusqu'à votre décès. Votre corps sera enterré sur place car vous êtes indigne de reposer sur le sol de vos glorieux ancêtres. Dorénavant, vous et votre famille n'avez plus aucun droit sur la succession. Vos parents seront déchus de leurs titres de noblesse.

Madame, je vous souhaite longue vie. Vous aurez le temps de réfléchir à la signification de votre acte impie, non loin des humains qui méritent peut-être plus d'honneur que vous n'en méritez.

Ainsi en ai-je statué. Le châtiment prend effet immédiatement. Préparez vos affaires et partez... »

Mersati fut donc exilée aux fins fonds des Jeunes Royaumes dans un poste avancé situé à la limite de l'ancienne expansion Melnibonéenne (la Citadelle Eltarryr). Elle y goûta la solitude des lieux ainsi que les désirs sans reliefs, mesquins, de ces humains qui donnèrent ce nom prétentieux de "Jeunes Royaumes" aux vastes terres qui entouraient l'Ile aux Dragons....